Valeurs universelles et droit d'ingérence
Le projet d’IES ne peut ignorer la mondialisation et les questions internationales. Je soumets aujourd’hui à débat une réflexion sur le droit d’ingérence et les conditions de sa mise en œuvre ……
Les cultures du monde sont diverses, elles reposent les unes et les autres sur des idées, des croyances, des traditions ou des manières d’agir très différentes, parfois opposées. Chaque peuple, chaque Etat doit pouvoir approfondir et vivre sa culture. Ne pas avoir de convictions ou y renoncer n’est pas forcément une qualité, y compris pour des sociétés, et la domination culturelle n’est pas plus acceptable que la domination économique ou militaire. Pourtant, si nous avons le devoir d’examiner avec la plus grande ouverture d’esprit toutes les cultures, toutes les valeurs, nous n’avons pas celui de les trouver toutes équivalentes et toutes également acceptables.
Le « relativisme culturel » ne doit pas être poussé à l’extrême. Certaines valeurs, certaines règles éthiques, doivent pouvoir être universellement reconnues, placées au dessus de toutes normes légales. Il y a, au delà des légitimes différences culturelles et morales, des valeurs universelles qui s’imposent à tous et parmi celles-ci, la plus évidente est sans doute le respect de la nature humaine, le respect des droits des humains. Si nous sommes convaincus qu’il existe une nature humaine, que les hommes et les femmes forment une communauté, nous devons reconnaître à ses membres une égalité en dignité et refuser que des atteintes graves soient portées à cette dignité. Nous ne devons pas hésiter à affirmer que si le bien ou la vérité sont parfois difficiles à déterminer, le mal se manifeste plus clairement et que nous ne pouvons l’admettre.
Osons dire que l’excision ne relève pas d’une valeur acceptable, pas plus que la lapidation, ou plus simplement le maintien des femmes dans une situation d’infériorité et de soumission par rapport aux hommes. Osons dire que le terrorisme doit être condamné partout, que la torture ou l’esclavage c’est le mal et qu’aucune culture spécifique ou tradition ancestrale ne peut, aujourd’hui les justifier. Osons dire que la dictature comme le fait de persécuter son peuple ou une partie de celui-ci, ne sont acceptables sous aucune latitude, c'est-à-dire qu’ils ne doivent pas être acceptés. Parce que les droits de l’Homme nous concernent tous, qu’ils sont notre patrimoine commun, ils doivent s’appliquer à tous sans être limités par l’existence de traditions spécifiques ou de frontières.
Quelle que soit l’importance attribuée à l’idée de souveraineté nationale, celle-ci disparaît en cas d’atteintes graves aux droits universels. Devrait-on admettre les massacres ou l’exercice du pouvoir par la terreur dès lors que cela se passerait à l’intérieur d’un pays ? Il ne peut y avoir de « droit régalien au meurtre », les droits de l’homme ne peuvent s’arrêter aux frontières étatiques et se limiter aux zones géographiques qui les reconnaissent explicitement. On ne peut admettre comme le dit Jean Daniel, que « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se transforme en droit des gouvernements à disposer de leurs peuples. » Les peuples doivent se voir reconnaître un droit à vivre libres et donc, quand ils ne le sont plus, à être libérés. On ne peut pour refuser d’agir en faveur des droits de l’Homme, se retrancher derrière une formelle légalité internationale. Contre son article 7, mais en conformité avec
Mais quand, comment, à quelles conditions agir ? La non intervention porte autant atteinte au crédit de la communauté internationale que l’unilatéralisme si critiqué. Peut-on être fier des atermoiements devant les situations du Rwanda, de
Refuser le principe même de l’action préventive quelles que soient ses formes reviendrait à attendre que la menace se soit concrétisée pour envisager d’ y répondre. Qui pourrait accepter une telle position, en dehors des défenseurs d’un droit international qui n’aurait que bien peu à voir avec le Droit. Doit-on attendre les massacres pour agir? C’est au contraire avant les massacres ou les conflits internes qu’il faut intervenir. C’est du droit à l’action préventive qu’il s’agit. Pourquoi le domaine international serait-il le seul où l’on devrait préférer l’action curative à l’action préventive, le guérir au prévenir ? Le réel danger d’abus qu’il y aurait à lier droit de prévention et droit d’ingérence, ne doit pourtant pas conduire à l’immobilisme devant les menaces graves et imminentes.
Mais, qui juge de la réalité et de la gravité de la menace ? Il peut s’agir du Conseil de sécurité. Ce serait à l’évidence la meilleure solution, celle qui soulèverait le moins de contestation, mais on sait que le poids des nations non démocratiques et le droit de veto - tant qu’il n’est pas revu - peuvent conduire au blocage, ou à des atermoiements qui interdiront une intervention dans les temps. Alors doit-on refuser d’agir sans la « consécration onusienne », ce qui serait peu ou prou la position française actuelle, ou chercher d’autres chemins pour « concilier éthique et légitimité internationale » ? Si le blocage survient, ce jugement sur la réalité de la menace et l’action qui devrait en découler pourrait être celui d’un conseil de sages constitué d’autorités morales internationalement reconnues ou d’un groupe d’Etats démocratiques, qui exprimeraient alors une légitimité d’urgence.
Reste à déterminer comment mettre en œuvre cet internationalisme nouveau et éviter qu’il ne conduise à l’arbitraire ou à des violences aussi graves que celles auxquelles il prétendait répondre. La situation du monde fait qu’il sera dans la plupart des cas mis en œuvre sur l’initiative de pays occidentaux et visera des pays du « Sud ». Comment agir afin que ce droit d’ingérence ne soit pas considéré ou présenté comme une croisade arrogante de la part d’un occident dominateur et nanti vis à vis de pays moins développés et se réclamant de valeurs différentes ? Ne risquons-nous pas de donner le sentiment de vouloir imposer une culture ressentie, dans bien des cas, comme matérialiste et agressive ? Ne donnerions-nous pas prise à l’accusation toujours prête à ressurgir, y compris chez nous, d’impérialisme ou de néocolonialisme ? Cela sera d’autant plus sensible que, comme le dit Pierre Hassner le droit d’ingérence, dans les faits, sera toujours revêtu d’une dose d’ambiguïté –« une intervention humanitaire est toujours un mélange de principes et d’intérêts » et bien souvent, pour des raisons évidentes, s’arrêtera aux frontières des puissants. Si la sélectivité de ce nouveau droit est une de ses insuffisances elle n’exclut pourtant pas la nécessité de son application: ce n’est pas parce qu’on ne peut intervenir partout qu’on ne doit le faire nulle part.
La mise en œuvre pourrait être facilitée par la création de forces d’intervention, humanitaire et militaire, sous l’égide directe de l’ONU et dont le leadership serait délégué à un Etat, en fonction de la situation. En cas d’impossibilité d’agir de l’ONU, les organisations régionales pourraient s’y substituer ou même un large groupe de nations démocratiques. Le caractère pluraliste et démocratique des intervenants pouvant faire présumer de la justesse de l’intervention et contribuant à lui donner ainsi une relative (mais n’est-ce pas déjà beaucoup) légitimité. La solution ne peut totalement nous satisfaire, mais seules l’indifférence ou l’inaction sont inadmissibles et donc illégitimes au regard des droits de l’homme universels. L’OTAN pourrait, dans certaines circonstances, jouer un rôle effectif et d’autant plus acceptable que sa représentativité devient plus importante du fait de son élargissement et que sa légitimité, assise sur le caractère démocratique de ses membres, s’affirme. On peut travailler à élargir encore l’OTAN en limitant cet élargissement à des pays démocratiques, et accroître son rôle politique, pour en faire progressivement une instance de défense et d’intervention des démocraties. La réflexion devrait s’engager sur cette question, et l’Union Européenne pourrait y jouer un rôle décisif.
Marc d’Héré
[1] « Le monde est dangereux à vivre, non pas à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ». Albert Einstein, cité par Elisabeth Guigou (note de la fondation Jean Jaurès février 2005.)