L'étau des taux
Les hommes sont souvent ingrats, doutant à chaque soubresaut des vertus du système qui les nourrit. Pourtant, même si la crise en cours est toute relative, même si j’entends parler de « crise » depuis trois décennies, nous vivons le ralentissement d’une euphorie qui a permis au monde de connaitre une période d’expansion sans équivalent dans l’histoire. Certes, en raison de ses nombreuses exceptions persistantes et revendiquées, la France est passée à côté de cette période de croissance mondiale. Pourtant, toujours prompts à commenter le court-terme immédiat sans aucune mise en perspective, les refrains interventionnistes les plus étroits ont repris de la voix tandis que les médias sont trop heureux de se faire les relais de ce concert de lamentations savamment orchestrées sur fond de vagues roses [1].
Je le comprends de la part de monsieur Emmanuelli qui saute sur l’occasion pour accuser la dérégulation alors qu’elle a permis le décollage de pays que l’on disait condamnés à être pauvres. Ces pays étaient pauvres parce qu'ils persistaient à s'enfermer dans la planification centrale imposée par des régimes socialistes et autoritaires. Mais les discours actuels des ministres en place ne cessent de me surprendre sinon de me lasser tant ils renvoient à des débats largement dépassés. Christine Lagarde, ministre de l’économie et des finances, a de nouveau appelé la Banque Centrale Européenne à prendre en compte la croissance dans sa politique de fixation des taux d’intérêt face au risque de fort ralentissement de l’activité (les Echos du 28 janvier 2008). Elle a notamment demandé de considérer « la politique monétaire en regardant la croissance et pas seulement la stabilité des prix » lors de son discours prononcé en Suisse à l’occasion du Forum économique mondial de Davos. Mais c’est précisément ce que fait la BCE et c’est pourquoi Jean-Claude Trichet s’est empressé de rappeler que la lutte contre l’inflation devait rester le seul objectif de la BCE. Car de quelle croissance parle-t-on ? D’une croissance artificiellement relancée afin de doper la conjoncture pour en recueillir le bénéfice électoral au risque d’injecter encore de l’inflation ; ou d’une croissance soutenable reposant sur une progression réelle de la productivité et des capacités productives ? Dans le second cas, ce n’est pas du ressort de la BCE.
Le prix Nobel Edmund Phelps a souvent rappelé que la lutte contre l’inflation était une des conditions essentielles du retour d’une croissance saine, forte et durable. Dans ce cas, il n’y a pas d’arbitrage possible entre inflation et croissance. Plus précisément, la stabilité des prix d’un côté et la stabilité des finances publiques de l’autre côté sont les deux piliers fondamentaux de la croissance économique. En vertu de ce principe, les rôles de chacun sont clairs : la BCE a pour mission de stabiliser le « niveau général » des prix tandis qu’il appartient aux différents gouvernements de la zone euro de tenir leurs propres finances. Dans ce contexte, il est bien déplacé de donner des leçons à la BCE, surtout quand ces recommandations proviennent de pays qui ne parviennent pas à contrôler les dérapages de leurs propres finances publiques. L’Espagne, l’Allemagne ou encore l’Irlande n’ont pas de problème de croissance et on ne voit pas pourquoi la BCE devrait calquer la politique monétaire de la zone euro par rapport aux difficultés spécifiques - et endogènes il faut le rappeler - de l’économie française. Il fallait penser à cela avant d’entrer dans une zone monétaire intégrée.
Il est certain que, compte-tenu de l’endettement de l’Etat français, le service de la dette occupe aujourd’hui le deuxième poste de dépense du budget de l’Etat (dévorant presque l’intégralité du produit de l’impôt sur le revenu). Dans ce contexte, tout durcissement des taux d’intérêts accroit le coût de notre dette, étant perçu comme une agression envers l’Etat français. Mais le débiteur ne peut pas accuser ses créanciers : nous ne sommes pas endettés à cause de ceux qui nous prêtent mais parce que nous ne savons plus limiter nos propres dépenses [2]. Quand un emprunteur paie un taux d'intérêt, il ne paie pas seulement le capital emprunté, il paie en quelque sorte la confiance (le fait d'être crédible). Or, Bruxelles vient à nouveau de montrer du doigt les finances publiques françaises dont le redressement est quasiment homéopathique. En matière de confiance, il y a mieux...
La crise actuelle est là pour rappeler que toute baisse artificielle des taux d’intérêt accroit le risque de mauvaise allocation des liquidités au lieu de relancer la croissance. On ne relance jamais une économie en poussant des projets d’investissement dont la rentabilité est fragile. Autrement dit, le niveau des taux d’intérêt ne se décrète ni à Francfort, encore moins à Paris.
[1] Voir la chronique Idée dans l’édition du journal des Echos du lundi 4 février 2008 intitulée « Le retour de Marx ». Il faut avoir des conceptions économiques bien fragiles pour en arriver à se demander si Marx avait raison à chaque fois que les marchés corrigent des excès qu’on peut difficilement prévenir ou anticiper. Mais il est connu qu’en pleine bourrasque, beaucoup de vestes se retournent.
[2] Remarquons qu’il est à la mode de renverser les responsabilités en vertu du principe commode « c’est la faute aux autres ». Ainsi, je peux fumer deux paquets de cigarettes par jour pendant 30 ans puis, lorsque j’ai un cancer des poumons, je me retourne contre le fabricant de cigarettes en l’accusant de m’avoir vendu les cigarettes. C’est donc lui le vrai coupable…
Jean-Louis Caccomo