La démesure et la raison
L'âge de la mondialisation, portée par l'universalisation du capitalisme et par les technologies, ne se confond ni avec le triomphe de la démocratie ni avec l'avènement de la raison. Les chocs économiques et les violences politiques incitent au déchaînement des passions collectives, y compris dans les démocraties. Eschyle rappelait que "la démesure produit l'épi de la folie et récolte une moisson de larmes". Les premières années du XXIe siècle illustrent ces ravages : dans l'ordre politique avec la dérive nationaliste et militariste du néoconservatisme qui a sonné le glas de l'hyper-puissance américaine ; dans l'ordre économique avec l'envol puis l'effondrement des actions liées aux nouvelles technologies, des prix de l'immobilier ou des dérivés de crédit. La France de 2008 se trouve confrontée à ces mêmes risques, avec le télescopage de la stratégie de modernisation du pays par l'éclatement des bulles de l'immobilier et du crédit d'une part, de la bulle médiatique autour du président de la République d'autre part.
Pour inachevé qu'il demeure, le bilan des réformes engagées au cours des neuf derniers mois est positif. La principale réussite concerne le traité de Lisbonne, désormais ratifié par la France, qui clôt le psychodrame constitutionnel et ouvre la voie à une relance de l'intégration européenne. Le modèle économique et social a commencé à évoluer avec la libéralisation des heures et du contrat de travail, la normalisation de la fiscalité française au sein de l'Union, l'alignement progressif des régimes spéciaux de retraite sur le droit commun, l'autonomie des Universités, la réduction des effectifs de la fonction publique. En regard figurent quatre lacunes : le retard dans la révision des institutions, qui fait persister l'absence de contre-pouvoirs ; le sinistre d'une justice en situation de vendetta avec l'exécutif ; les limites de la réforme de l'Etat, enfermée dans l'exercice technocratique de la revue générale des politiques publiques ; le déséquilibre entre l'activisme en matière de contrôle de l'immigration et le déficit dans le domaine de l'intégration, qui constitue le défi prioritaire d'une nation où plus de 2 millions de personnes sont plongées dans l'anomie.
Les Français, à l'occasion du cycle électoral de 2007, ont acté le principe de réformes profondes. Ces changements sont enclenchés mais ne peuvent produire des résultats qu'à moyen terme. Ils sont pris à revers par la crise économique qui va entraîner une dégradation significative des performances de l'économie française en 2008 (croissance de 1,5 %, inflation supérieure à 2,5 %, chômage de 8 %, déficit commercial de l'ordre de 50 milliards d'euros, déficit public remontant vers les 3 % du PIB). Et le président de la République, auquel il revient de définir la stratégie et d'effectuer la pédagogie du changement, voit sa légitimité affaiblie par l'impopularité et la perspective d'une défaite sévère de la majorité lors des municipales.
Ainsi se profile une heure de vérité pour le cours du quinquennat et pour le pays. Les Français s'apprêtent à sanctionner la personne du président, non le principe des réformes. Ils ont élu M. Sarkozy non pour ce qu'il est, mais pour ce qu'ils l'ont jugé seul à pouvoir faire, à savoir moderniser la France. Une voie de sortie de crise existe, dès lors que ce qu'il est sert ce qu'il doit faire au lieu de le mettre en risque. Ce qui doit être impérativement modifié, ce ne sont pas le principe et le rythme des réformes, ce ne sont pas tant les ministres que l'esprit et le style du gouvernement.
Et ce à partir de quelques principes simples. 1/Recentrer l'action sur le remède du coeur du mal français, à savoir le blocage du modèle économique et social, en évitant de traiter des problèmes qui ne se posent pas, telle la laïcité, ou la dispersion dans une politique étrangère qui doit pour l'heure se concentrer sur l'Europe et la présidence française. 2/Clarifier définitivement la stratégie macroéconomique, en hiérarchisant les priorités, en supprimant les relents protectionnistes et étatistes, en intégrant la nouvelle donne issue de la crise financière. 3/Exposer sans fard aux Français la réalité de l'affaiblissement économique du pays et les bouleversements provoqués par la crise financière. 4/Changer de méthode - tant il est vrai que trop de leadership tue le leadership et qu'un homme seul ne peut moderniser par le haut une démocratie développée -, et pour cela passer d'une posture de campagne à une position d'exercice du pouvoir, redonner une existence collective au gouvernement, rétablir la responsabilité politique des ministres et du Parlement.
La France se trouve dans un moment de transition qui marque la plus grande vulnérabilité du processus de réforme. La France post-gaulliste est morte, mais la France du XXIe siècle demeure dans les limbes. Dans cet espace fondent la crise économique et les passions violentes qui se cristallisent autour d'un président naguère idolâtré et aujourd'hui voué aux gémonies. Il est temps d'arrêter l'incendie. Ceci s'applique aux gouvernants, mais aussi à une opposition dont la victoire aux municipales devra tout aux erreurs de ses adversaires et qui reste incapable de représenter une alternative crédible au plan national, faute de leader, de stratégie et de projet, comme aux médias. Ceci s'applique aux citoyens qui, dans une démocratie, décident ultimement du basculement dans la démesure ou du choix de la raison : aux Français donc de tenir, par-delà les chocs économiques et les aléas politiques, la ligne et le parti des réformes.
Nicolas Baverez est économiste et historien.