Les valeurs du social libéralisme (4). Prendre l'autre en compte
Je poursuis la réflexion sur les valeurs du social libéralisme. Après deux chapitres sur la liberté et un sur l’égalité (les libertés égales) je voudrais, en débordant quelque peu, aborder une autre notion qui complète les précédentes et leur donne du sens…. celle du « don »……
Liberté, responsabilité, égalité, équité constituent les conditions même d’une société démocratique donnant sa chance à tout le monde et nous avons vu à quel point ces notions étaient liées. Pourtant elles seront insuffisantes si elles ne sont pas accompagnées d’autres valeurs, d’autres principes d’action faisant appel à des sentiments venant du plus profond de la personne humaine et liés à notre existence sociale.
La modernité nous a fait passer de la communauté à la société, des rapports prédéterminés au libre choix, au libre accord. L’exigence d’une liberté responsable s’exprime dans la capacité pour chacun de choisir ses liens, de décider de ses engagements, par delà ses enracinements ethniques, culturels ou religieux et ainsi faire vivre et progresser la démocratie.
Dans l’espace social, cela se traduit le plus souvent par le contrat, qu’il soit formel ou virtuel, c’est à dire par un accord avec autrui, sur un pied d’égalité et en connaissance de cause (au moins théorique). La notion de contrat est au cœur de notre conception de la responsabilité, dont elle est une des expressions, c’est sur elle que se bâtit une société démocratique et respectueuse de la liberté de chacun. Pourtant elle ne peut être exclusive ou suffisante. Une société humaine reste aussi une communauté, ou devrait savoir en conserver certaines valeurs essentielles comme la solidarité, retrouver le sens et la cohésion qui résultent d’une représentation partagée de l’avenir mais aussi d’un ensemble de relations mutuelles plus ou moins formalisées.
L’homme n’est pas seulement un calculateur rationnel, agi par l’utilitarisme, par le profit qu’il espère retirer d’une action ou d’une initiative. Les besoins dont il cherche la satisfaction ne sont pas seulement matériels mais aussi relationnels et spirituels. Le bien être peut dépendre davantage de la profondeur et de l’authenticité des relations entre individus que de l’accumulation des choses. A côté de la logique de l’intérêt, il y a une autre logique, moins souvent sollicitée, celle de l’altruisme ou de l’entraide mutuelle. Une autre dimension existe, qui peut amener l’homme à voir au delà de son intérêt à court terme, à construire des formes diverses de solidarité, comme cela s’exprime dans la sociabilité première de la famille ou dans les rapports d’amitié. Notre société doit reposer aussi sur un élargissement de cette sociabilité de proximité, car ses membres ne sont pas seulement liés entre eux par des accords juridiques ou des relations d’intérêt, ils le sont aussi par des rapports non codifiés de confiance et de réciprocité. Au-delà d’une philosophie du contrat il y a tout ce qui donne aux rapports humains et sociaux une autre dimension, tout ce qui vient humaniser la démocratie qui ne peut être seulement un ensemble de règles, de procédures ou de garanties, mais n’existe que fondée sur la reconnaissance et la prise en compte de l’autre, sur les devoirs qui viennent répondre aux droits que chacun possède.
La notion de don[1], qui était au centre de la communauté primitive, doit pouvoir donner un sens plus profond au vivre ensemble. Ce que ne peuvent faire ni le contrat ni le droit qui relèvent de l’obligatoire ou de l’interdit, le don le rend possible, avec ce qu’il contient de gratuité mais aussi de réciprocité à venir, de possibilités indéterminées, avec cette « inconditionnalité conditionnelle » qui attend un retour sans le demander et sans même en être sûr. Le don qui oblige dans l’esprit sans constituer une obligation juridique, qui oblige librement comme le dit Alain Caillé, enrichit la relation, crée le lien. Supposant une contrepartie sans en fixer ni la date, ni la nature, ni l’importance, n’entraînant pas une obligation mais s’en remettant à une bonne volonté, le don induit la responsabilité et la générosité, incite à la réciprocité, et nous liant les uns aux autres, crée une solidarité de fait. Dans la société qui est la nôtre où la vision exagérément autocentrée de l’individu, la technologie envahissante[2], le repli sur soi et l’isolement que provoquent la précarité ou le chômage, tendent à éroder les relations interpersonnelles, la reconstruction d’un lien social, d’un vouloir et d’un savoir vivre ensemble, est une nécessité. Elle passe par la responsabilité vis-à-vis d’autrui, par une réhabilitation de l’idée de partage qui fonde toute communauté humaine. Elle passe par la diversification de lieux de coopération et d’échanges, la multiplication des occasions permettant aux individus de manifester et d’exercer leur générosité. Elle passe finalement par notre capacité à articuler intérêt individuel et préoccupation collective, la réalisation de l’un par la recherche de l’autre.
En France, la conception républicaine qui considère que c’est à l’Etat d’agir pour la collectivité, prépare moins à cette philosophie, que ne peut le faire la culture collective et la tradition d’initiative citoyenne des pays du nord de l’Europe ou celle du bénévolat qui anime l’esprit américain. On peut penser que parmi les raisons qui maintiennent un lien social dans un pays comme les Etats-Unis, malgré l’extension de la marchandisation et la dureté d’un système terriblement inégalitaire, figure la perpétuation informelle de cette philosophie du partage et du don. Pratique de la charité qui imprègne les religions si présentes dans le quotidien des américains, tradition de philanthropie qui, à l’origine de nombre de projets culturels, éducatifs ou sociaux[3], crée des « biens publics », vitalité des associations locales, des communautés auxquelles on donne son temps ou son argent. La phrase célèbre de John Kennedy, « ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour votre pays », qui ferait rire ou s’indigner ceux pour qui existent des droits sans les devoirs correspondants, traduit la conception ou la recherche d’une société qui est mue aussi par d’autres valeurs que celles de l’intérêt personnel immédiat.
Pour permettre à cette philosophie de s’étendre, il faut souligner, faciliter et favoriser certaines attitudes, certaines actions qui peuvent aller de mesures infimes à des choix essentiels et recouvrir des modalités très diverses. C’est le don en argent à des associations humanitaires ou caritatives, c’est le mécénat ou la philanthropie qui pourraient devenir des éléments dynamiques de nos politiques sociales, environnementales et culturelles. C’est l’engagement et la prise de responsabilité dans l’économie sociale et solidaire, dans des communautés territoriales, de quartier ou de commune. C’est le bénévolat au sein d’associations, l’aide aux personnes âgées, le l’accueil des immigrés, le soutien aux demandeurs d’emploi et leur accompagnement. C’est la participation des étudiants à des activités de soutien scolaire auprès des populations en difficulté. C’est le don de temps, d’attention, l’écoute empathique, le regard vigilant porté sur ceux qui sont isolés, c’est un échange attentif, une solidarité qui n’est plus mécanique, mais voulue, comprise comme un devoir vis-à-vis des autres que chacun s’impose à soi-même. Enseigner aux écoliers le respect d’autrui, ou leur apprendre concrètement les bases du secourisme et leur montrer ainsi qu’ils ont la capacité de sauver une vie, les ferait participer à cette philosophie, en les rendant responsables et attentifs aux autres, les deux concepts ayant vocation à se renforcer mutuellement. Encourager les chômeurs de longue durée indemnisés, les préretraités ou les retraités à consacrer quelques heures à des activités socialement utiles en relève aussi. L’instauration pour les jeunes européens des deux sexes d’un service civique de plusieurs mois destiné à des activités humanitaires, de solidarité ou de développement durable, en serait aussi une manifestation éclatante. Cet engagement, si utile pour le développement de la société et des relations humaines qui en forment le ciment, serait en partie bénévole mais comment penser que ces jeunes ne recevraient rien en échange, en terme d’enrichissement spirituel et intellectuel, en terme de découverte, d’exercice de la responsabilité et d’expérience ? Comment ne pas voir quelle serait la différence, y compris en terme d’efficacité pour l’avenir entre une société capable de faire vivre un tel esprit et une société qui n’aurait pas le courage de proposer et d’appliquer une mesure de ce type ? La mise en œuvre et la diffusion de cette philosophie active de l’altruisme et de la solidarité permettraient d’inscrire la société dans une démarche de coopération volontaire, dans un climat de confiance et de réciprocité, qui en renforcerait la cohésion. Elle s’inscrirait tout naturellement dans l’esprit d’un social libéralisme qui vise à mêler la liberté, la responsabilité et la solidarité. ....
marc d'Héré
[1] Ce paragraphe doit beaucoup au chapitre consacré à ce thème par Jean-Baptiste de Foucauld, dans son ouvrage « les trois cultures du développement humain » Odile Jacob, février 2002…..
[2] Le développement des nouvelles technologies de communication multiplie les possibilités d’échange dans un espace de plus en plus large mais diminue les occasions de rencontres physiques et limite paradoxalement les relations et les contacts avec ses proches.
[3] Aux Etats Unis, plus de 200 milliards de dollars sont chaque année consacrés à des actions philanthropiques. Bill Gates l’homme devenu le plus riche du monde a créé une fondation de 30 milliards de dollars, consacrée à la santé et l’éducation dans les pays pauvres. Warren Buffet la deuxième fortune des Etats-Unis vient de lui confier…37 milliards de dollars. La philantropie Américaine devient une force de transformation sociale.